A la recherche du temps perdu     

追忆似水年华

Proust 

普鲁斯特

059: la sonate de Vinteuil

Profitant de ce que j'étais encore seul, et fermant à demi les rideaux pour que le soleil ne m'empêchât pas de lire les notes, je m'assis au piano et ouvris au hasard la sonate de Vinteuil qui y était posée, et je me mis à jouer ; parce que l'arrivée d'Albertine étant encore un peu éloignée, mais en revanche tout à fait certaine, j'avais à la fois du temps et de la tranquillité d'esprit. Baigné dans l'attente pleine de sécurité de son retour avec Françoise et la confiance en sa docilité comme dans la béatitude d'une lumière intérieure aussi réchauffante que celle du dehors, je pouvais disposer de ma pensée, la détacher un moment d'Albertine, l'appliquer à la sonate. Même en celle-ci, je ne m'attachai pas à remarquer combien la combinaison du motif voluptueux et du motif anxieux répondait davantage maintenant à mon amour pour Albertine, duquel la jalousie avait été si longtemps absente que j'avais pu confesser à Swann mon ignorance de ce sentiment. Non, prenant la sonate à un autre point de vue, la regardant en soi-même comme l'œuvre d'un grand artiste, j'étais ramené par le flot sonore vers les jours de Combray – je ne veux pas dire de Montjouvain et du côté de Méséglise, mais des promenades du côté de Guermantes – où j'avais moi-même désiré d'être un artiste. En abandonnant, en fait, cette ambition, avais-je renoncé à quelque chose de réel ? La vie pouvait-elle me consoler de l'art ? y avait-il dans l'art une réalité plus profonde où notre personnalité véritable trouve une expression que ne lui donnent pas les actions de la vie ? Chaque grand artiste semble, en effet, si différent des autres, et nous donne tant cette sensation de l'individualité que nous cherchons en vain dans l'existence quotidienne. Au moment où je pensais cela, une mesure de la sonate me frappa, mesure que je connaissais bien pourtant, mais parfois l'attention éclaire différemment des choses connues pourtant depuis longtemps et où nous remarquons ce que nous n'avions jamais vu. En jouant cette mesure, et bien que Vinteuil fût là en train d'exprimer un rêve qui fût resté tout à fait étranger à Wagner, je ne pus m'empêcher de murmurer : « Tristan », avec le sourire qu'a l'ami d'une famille retrouvant quelque chose de l'aïeul dans une intonation, un geste du petit-fils qui ne l'a pas connu. Et comme on regarde alors une photographie qui permet de préciser la ressemblance, par-dessus la sonate de Vinteuil, j'installai sur le pupitre la partition de Tristan, dont on donnait justement cet après-midi-là des fragments au concert Lamoureux. Je n'avais, à admirer le maître de Bayreuth, aucun des scrupules de ceux à qui, comme à Nietzsche, le devoir dicte de fuir, dans l'art comme dans la vie, la beauté qui les tente, et qui s'arrachent à Tristan comme ils renient Parsifal et, par ascétisme spirituel, de mortification en mortification parviennent, en suivant le plus sanglant des chemins de croix, à s'élever jusqu'à la pure connaissance et à l'adoration parfaite du Postillon de Longjumeau. Je me rendais compte de tout ce qu'a de réel l'œuvre de Wagner, en revoyant ces thèmes insistants et fugaces qui visitent un acte, ne s'éloignent que pour revenir, et, parfois lointains, assoupis, presque détachés, sont, à d'autres moments, tout en restant vagues, si pressants et si proches, si internes, si organiques, si viscéraux qu'on dirait la reprise moins d'un motif que d'une névralgie.

La musique, bien différente en cela de la société d'Albertine, m'aidait à descendre en moi-même, à y découvrir du nouveau : la variété que j'avais en vain cherchée dans la vie, dans le voyage, dont pourtant la nostalgie m'était donnée par ce flot sonore qui faisait mourir à côté de moi ses vagues ensoleillées. Diversité double. Comme le spectre extériorise pour nous la composition de la lumière, l'harmonie d'un Wagner, la couleur d'un Elstir nous permettent de connaître cette essence qualitative des sensations d'un autre où l'amour pour un autre être ne nous fait pas pénétrer. Puis diversité au sein de l'œuvre même, par le seul moyen qu'il y a d'être effectivement divers : réunir diverses individualités. Là où un petit musicien prétendrait qu'il peint un écuyer, un chevalier, alors qu'il leur ferait chanter la même musique, au contraire, sous chaque dénomination, Wagner met une réalité différente, et chaque fois que paraît un écuyer, c'est une figure particulière, à la fois compliquée et simpliste, qui, avec un entrechoc de lignes joyeux et féodal, s'inscrit dans l'immensité sonore. D'où la plénitude d'une musique que remplissent en effet tant de musiques dont chacune est un être. Un être ou l'impression que nous donne un aspect momentané de la nature. Même ce qui est le plus indépendant du sentiment qu'elle nous fait éprouver garde sa réalité extérieure et entièrement définie ; le chant d'un oiseau, la sonnerie du cor d'un chasseur, l'air que joue un pâtre sur son chalumeau, découpent à l'horizon leur silhouette sonore. Certes, Wagner allait la rapprocher, s'en saisir, la faire entrer dans un orchestre, l'asservir aux plus hautes idées musicales, mais en respectant toutefois son originalité première comme un huchier les fibres, l'essence particulière du bois qu'il sculpte.

Mais malgré la richesse de ces œuvres où la contemplation de la nature a sa place à côté de l'action, à côté d'individus qui ne sont pas que des noms de personnages, je songeais combien tout de même ces œuvres participent à ce caractère d'être – bien que merveilleusement – toujours incomplètes, qui est le caractère de toutes les grandes œuvres du XIXe siècle, du XIXe siècle dont les plus grands écrivains ont manqué leurs livres, mais, se regardant travailler comme s'ils étaient à la fois l'ouvrier et le juge, ont tiré de cette autocontemplation une beauté nouvelle extérieure et supérieure à l'œuvre, lui imposant rétroactivement une unité, une grandeur qu'elle n'a pas. Sans s'arrêter à celui qui a vu après coup dans ses romans une Comédie Humaine, ni à ceux qui appelèrent des poèmes ou des essais disparates La Légende des siècles et La Bible de l'Humanité, ne peut-on pas dire, pourtant, de ce dernier qu'il incarne si bien le XIXe siècle que, les plus grandes beautés de Michelet, il ne faut pas tant les chercher dans son œuvre même que dans les attitudes qu'il prend en face de son œuvre, non pas dans son Histoire de France ou dans son Histoire de la Révolution, mais dans ses préfaces à ses livres. Préfaces, c'est-à-dire pages écrites après eux, où il les considère, et auxquelles il faut joindre çà et là quelques phrases, commençant d'habitude par un « Le dirai-je » qui n'est pas une précaution de savant, mais une cadence de musicien. L'autre musicien, celui qui me ravissait en ce moment, Wagner, tirant de ses tiroirs un morceau délicieux pour le faire entrer comme thème rétrospectivement nécessaire dans une œuvre à laquelle il ne songeait pas au moment où il l'avait composé, puis ayant composé un premier opéra mythologique, puis un second, puis d'autres encore, et s'apercevant tout à coup qu'il venait de faire une tétralogie, dut éprouver un peu de la même ivresse que Balzac quand, jetant sur ses ouvrages le regard à la fois d'un étranger et d'un père, trouvant à celui-ci la pureté de Raphaël, à cet autre la simplicité de l'Évangile, il s'avisa brusquement, en projetant sur eux une illumination rétrospective, qu'ils seraient plus beaux réunis en un cycle où les mêmes personnages reviendraient, et ajouta à son œuvre, en ce raccord, un coup de pinceau, le dernier et le plus sublime. Unité ultérieure, non factice, sinon elle fût tombée en poussière comme tant de systématisations d'écrivains médiocres qui, à grand renfort de titres et de sous-titres, se donnent l'apparence d'avoir poursuivi un seul et transcendant dessein. Non factice, peut-être même plus réelle d'être ultérieure, d'être née d'un moment d'enthousiasme où elle est découverte entre des morceaux qui n'ont plus qu'à se rejoindre. Unité qui s'ignorait, donc vitale et non logique, qui n'a pas proscrit la variété, refroidi l'exécution. Elle surgit (mais s'appliquant cette fois à l'ensemble) comme tel morceau composé à part, né d'une inspiration, non exigé par le développement artificiel d'une thèse, et qui vient s'intégrer au reste. Avant le grand mouvement d'orchestre qui précède le retour d'Yseult, c'est l'œuvre elle-même qui a attiré à soi l'air de chalumeau à demi oublié d'un pâtre. Et, sans doute, autant la progression de l'orchestre à l'approche de la nef, quand il s'empare de ces notes du chalumeau, les transforme, les associe à son ivresse, brise leur rythme, éclaire leur tonalité, accélère leur mouvement, multiplie leur instrumentation, autant sans doute Wagner lui-même a eu de joie quand il découvrit dans sa mémoire l'air d'un pâtre, l'agrégea à son œuvre, lui donna toute sa signification. Cette joie, du reste, ne l'abandonne jamais. Chez lui, quelle que soit la tristesse du poète, elle est consolée, surpassée – c'est-à-dire malheureusement vite détruite – par l'allégresse du fabricateur. Mais alors, autant que par l'identité que j'avais remarquée tout à l'heure entre la phrase de Vinteuil et celle de Wagner, j'étais troublé par cette habileté vulcanienne. Serait-ce elle qui donnerait chez les grands artistes l'illusion d'une originalité foncière, irréductible en apparence, reflet d'une réalité plus qu'humaine, en fait produit d'un labeur industrieux ? Si l'art n'est que cela, il n'est pas plus réel que la vie, et je n'avais pas tant de regrets à avoir. Je continuais à jouer Tristan. Séparé de Wagner par la cloison sonore, je l'entendais exulter, m'inviter à partager sa joie, j'entendais redoubler le rire immortellement jeune et les coups de marteau de Siegfried ; du reste, plus merveilleusement frappées étaient ces phrases, plus librement l'habileté technique de l'ouvrier servait à leur faire quitter la terre, oiseaux pareils non au cygne de Lohengrin mais à cet aéroplane que j'avais vu à Balbec changer son énergie en élévation, planer au-dessus des flots, et se perdre dans le ciel. Peut-être, comme les oiseaux qui montent le plus haut, qui volent le plus vite, ont une aile plus puissante, fallait-il de ces appareils vraiment matériels pour explorer l'infini, de ces cent vingt chevaux marque Mystère, où pourtant, si haut qu'on plane, on est un peu empêché de goûter le silence des espaces par le puissant ronflement du moteur !

Je ne sais pourquoi le cours de mes rêveries, qui avait suivi jusque-là des souvenirs de musique, se détourna sur ceux qui en ont été, à notre époque, les meilleurs exécutants, et parmi lesquels, le surfaisant un peu, je faisais figurer Morel. Aussitôt ma pensée fit un brusque crochet, et c'est au caractère de Morel, à certaines des singularités de ce caractère, que je me mis à songer. Au reste – et cela pouvait se conjoindre, mais non se confondre avec la neurasthénie qui le rongeait – Morel avait l'habitude de parler de sa vie, mais en présentait une image si enténébrée qu'il était très difficile de rien distinguer. Il se mettait, par exemple, à la complète disposition de M. de Charlus à condition de garder ses soirées libres, car il désirait pouvoir, après le dîner, aller suivre un cours d'algèbre. M. de Charlus autorisait, mais demandait à le voir après. « Impossible, c'est une vieille peinture italienne » (cette plaisanterie n'a aucun sens, transcrite ainsi ; mais M. de Charlus ayant fait lire à Morel l'Éducation sentimentale, à l'avant-dernier chapitre duquel Frédéric Moreau dit cette phrase, par plaisanterie Morel ne prononçait jamais le mot « impossible » sans le faire suivre de ceux-ci : « c'est une vieille peinture italienne »), le cours dure fort tard, et c'est déjà un grand dérangement pour le professeur qui, naturellement, serait froissé. – Mais il n'y a même pas besoin de cours, l'algèbre ce n'est pas la natation ni même l'anglais, cela s'apprend aussi bien dans un livre », répliquait M. de Charlus, qui avait deviné aussitôt dans le cours d'algèbre une de ces images où on ne pouvait rien débrouiller du tout. C'était peut-être une coucherie avec une femme, ou, si Morel cherchait à gagner de l'argent par des moyens louches et s'était affilié à la police secrète, une expédition avec des agents de la sûreté, et qui sait ? pis encore, l'attente d'un gigolo dont on pourra avoir besoin dans une maison de prostitution. « Bien plus facilement même, dans un livre, répondait Morel à M. de Charlus, car on ne comprend rien à un cours d'algèbre. – Alors pourquoi ne l'étudies-tu pas plutôt chez moi où tu es tellement plus confortablement ? », aurait pu répondre M. de Charlus, mais il s'en gardait bien, sachant qu'aussitôt, gardant seulement le même caractère nécessaire de réserver les heures du soir, le cours d'algèbre imaginé se fût changé immédiatement en une obligatoire leçon de danse ou de dessin. En quoi M. de Charlus put s'apercevoir qu'il se trompait, en partie du moins, Morel s'occupant souvent chez le baron à résoudre des équations. M. de Charlus objecta bien que l'algèbre ne pouvait guère servir à un violoniste. Morel riposta qu'elle était une distraction pour passer le temps et combattre la neurasthénie. Sans doute M. de Charlus eût pu chercher à se renseigner, à apprendre ce qu'étaient, au vrai, ces mystérieux et inéluctables cours d'algèbre qui ne se donnaient que la nuit. Mais pour s'occuper de dévider l'écheveau des occupations de Morel, M. de Charlus était trop engagé dans celles du monde. Les visites reçues ou faites, le temps passé au cercle, les dîners en ville, les soirées au théâtre l'empêchaient d'y penser, ainsi qu'à cette méchanceté violente et sournoise que Morel avait à la fois, disait-on, laissé éclater et dissimulée dans les milieux successifs, les différentes villes par où il avait passé, et où on ne parlait de lui qu'avec un frisson, en baissant la voix, et sans oser rien raconter.

Ce fut malheureusement un des éclats de cette nervosité méchante qu'il me fut donné, ce jour-là, d'entendre, comme, ayant quitté le piano, j'étais descendu dans la cour pour aller au-devant d'Albertine qui n'arrivait pas. En passant devant la boutique de Jupien, où Morel et celle que je croyais devoir être bientôt sa femme étaient seuls, Morel criait à tue-tête, ce qui faisait sortir de lui un accent que je ne lui connaissais pas, paysan, refoulé d'habitude, et extrêmement étrange. Les paroles ne l'étaient pas moins, fautives au point de vue du français, mais il connaissait tout imparfaitement. « Voulez-vous sortir, grand pied de grue, grand pied de grue, grand pied de grue » répétait-il à la pauvre petite qui certainement, au début, n'avait pas compris ce qu'il voulait dire, puis qui, tremblante et fière, restait immobile devant lui. « Je vous ai dit de sortir, grand pied de grue, grand pied de grue ; allez chercher votre oncle pour que je lui dise ce que vous êtes, putain. » Juste à ce moment la voix de Jupien, qui rentrait en causant avec un de ses amis, se fit entendre dans la cour, et comme je savais que Morel était extrêmement poltron, je trouvai inutile de joindre mes forces à celles de Jupien et de son ami, lesquels dans un instant seraient dans la boutique, et je remontai pour éviter Morel qui, bien qu'ayant feint de tant désirer qu'on fît venir Jupien (probablement pour effrayer et dominer la petite par un chantage ne reposant peut-être sur rien), se hâta de sortir dès qu'il l'entendit dans la cour. Les paroles rapportées ne sont rien, elles n'expliqueraient pas le battement de cœur avec lequel je remontai. Ces scènes auxquelles nous assistons dans la vie trouvent un élément de force incalculable dans ce que les militaires appellent, en matière d'offensive, le bénéfice de la surprise, et j'avais beau éprouver tant de calme douceur à savoir qu'Albertine, au lieu de rester au Trocadéro, allait rentrer auprès de moi, je n'en avais pas moins dans l'oreille l'accent de ces mots dix fois répétés : « grand pied de grue, grand pied de grue », qui m'avaient bouleversé.

Peu à peu mon agitation se calma, Albertine allait rentrer. Je l'entendrais sonner à la porte dans un instant. Je sentais que ma vie n'était plus comme elle aurait pu être, et qu'avoir ainsi une femme avec qui, tout naturellement, quand elle allait être de retour, je devrais sortir, vers l'embellissement de qui allaient être de plus en plus détournées les forces et l'activité de mon être, faisait de moi comme une tige accrue, mais alourdie par le fruit opulent en qui passent toutes ses réserves. Contrastant avec l'anxiété que j'avais encore il y a une heure, le calme que me causait le retour d'Albertine était plus vaste que celui que j'avais ressenti le matin, avant son départ. Anticipant sur l'avenir, dont la docilité de mon amie me rendait à peu près maître, plus résistant, comme rempli et stabilisé par la présence imminente, importune, inévitable et douce, c'était le calme (nous dispensant de chercher le bonheur en nous-mêmes) qui naît d'un sentiment familial et d'un bonheur domestique. Familial et domestique : tel fut encore, non moins que le sentiment qui avait amené tant de paix en moi tandis que j'attendais Albertine, celui que j'éprouvai ensuite en me promenant avec elle. Elle ôta un instant son gant, soit pour toucher ma main, soit pour m'éblouir en me laissant voir à son petit doigt, à côté de celle donnée par Mme Bontemps, une bague où s'étendait la large et liquide nappe d'une claire feuille de rubis : « Encore une nouvelle bague, Albertine. Votre tante est d'une générosité ! – Non, celle-là ce n'est pas ma tante, dit-elle en riant. C'est moi qui l'ai achetée, comme, grâce à vous, je peux faire de grandes économies. Je ne sais même pas à qui elle a appartenu. Un voyageur qui n'avait pas d'argent la laissa au propriétaire d'un hôtel où j'étais descendue au Mans. Il ne savait qu'en faire et l'aurait vendue bien au-dessous de sa valeur. Mais elle était encore bien trop chère pour moi. Maintenant que, grâce à vous, je deviens une dame chic, je lui ai fait demander s'il l'avait encore. Et la voici. – Cela fait bien des bagues, Albertine. Où mettrez-vous celle que je vais vous donner ? En tous cas, celle-ci est très jolie ; je ne peux pas distinguer les ciselures autour du rubis, on dirait une tête d'homme grimaçante. Mais je n'ai pas une assez bonne vue. – Vous l'auriez meilleure que cela ne vous avancerait pas beaucoup. Je ne distingue pas non plus. » Jadis il m'était souvent arrivé, en lisant des Mémoires, un roman, où un homme sort toujours avec une femme, goûte avec elle, de désirer pouvoir faire ainsi. J'avais cru parfois y réussir, par exemple en emmenant avec moi la maîtresse de Saint-Loup, en allant dîner avec elle. Mais j'avais beau appeler à mon secours l'idée que je jouais bien à ce moment-là le personnage que j'avais envié dans le roman, cette idée me persuadait que je devais avoir du plaisir auprès de Rachel, et ne m'en donnait pas. C'est que, chaque fois que nous voulons imiter quelque chose qui fut vraiment réel, nous oublions que ce quelque chose fut produit non par la volonté d'imiter, mais par une force inconsciente, et réelle, elle aussi ; mais cette impression particulière que n'avait pu me donner tout mon désir d'éprouver un plaisir délicat à me promener avec Rachel, voici maintenant que je l'éprouvais sans l'avoir cherchée le moins du monde, mais pour des raisons tout autres, sincères, profondes ; pour citer un exemple, pour cette raison que ma jalousie m'empêchait d'être loin d'Albertine, et, du moment que je pouvais sortir, de la laisser aller se promener sans moi. Je ne l'éprouvais que maintenant parce que la connaissance est non des choses extérieures qu'on veut observer, mais des sensations involontaires ; parce qu'autrefois une femme avait beau être dans la même voiture que moi, elle n'était pas en réalité à côté de moi tant que ne l'y recréait pas à tout instant un besoin d'elle comme j'en avais un d'Albertine, tant que la caresse constante de mon regard ne lui rendait pas sans cesse ces teintes qui demandent à être perpétuellement rafraîchies, tant que les sens, même apaisés mais qui se souviennent, ne mettaient pas sous ces couleurs la saveur et la consistance, tant qu'unie aux sens et à l'imagination qui les exalte, la jalousie ne maintenait pas cette femme en équilibre auprès de moi par une attraction compensée aussi puissante que la loi de la gravitation. Notre voiture descendait vite les boulevards, les avenues, dont les hôtels en rangée, rose congélation de soleil et de froid, me rappelaient mes visites chez Mme Swann doucement éclairées par les chrysanthèmes en attendant l'heure des lampes.

J'avais à peine le temps d'apercevoir, aussi séparé d'elles derrière la vitre de l'auto que je l'aurais été derrière la fenêtre de ma chambre, une jeune fruitière, une crémière, debout devant sa porte, illuminée par le beau temps, comme une héroïne que mon désir suffisait à engager dans des péripéties délicieuses, au seuil d'un roman que je ne connaîtrais pas. Car je ne pouvais demander à Albertine de m'arrêter, et déjà n'étaient plus visibles les jeunes femmes dont mes yeux avaient à peine distingué les traits et caressé la fraîcheur dans la blonde vapeur où elles étaient baignées. L'émotion dont je me sentais saisi en apercevant la fille d'un marchand de vins à sa caisse ou une blanchisseuse causant dans la rue était l'émotion qu'on a à reconnaître des Déesses. Depuis que l'Olympe n'existe plus, ses habitants vivent sur la terre. Et quand, faisant un tableau mythologique, les peintres ont fait poser pour Vénus ou Cérès des filles du peuple exerçant les plus vulgaires métiers, bien loin de commettre un sacrilège, ils n'ont fait que leur ajouter, que leur rendre la qualité, les attributs divins dont elles étaient dépouillées. « Comment vous a semblé le Trocadéro, petite folle ? – Je suis rudement contente de l'avoir quitté pour venir avec vous. Comme monument c'est assez moche, n'est-ce pas ? C'est de Davioud, je crois. – Mais comme ma petite Albertine s'instruit ! En effet, c'est de Davioud, mais je l'avais oublié. – Pendant que vous dormez je lis vos livres, grand paresseux. – Petite, voilà, vous changez tellement vite et vous devenez tellement intelligente (c'était vrai, mais, de plus, je n'étais pas fâché qu'elle eût la satisfaction, à défaut d'autres, de se dire que, du moins, le temps qu'elle passait chez moi n'était pas entièrement perdu pour elle) que je vous dirais, au besoin, des choses qui seraient généralement considérées comme fausses et qui correspondent à une vérité que je cherche. Vous savez ce que c'est que l'impressionnisme ? – Très bien. – Eh ! bien, voyez ce que je veux dire : vous vous rappelez l'église de Marcouville l'Orgueilleuse qu'Elstir n'aimait pas parce qu'elle était neuve ? Est-ce qu'il n'est pas en contradiction avec son propre impressionnisme quand il retire ainsi ces monuments de l'impression globale où ils sont compris pour les amener hors de la lumière où ils sont dissous et examiner en archéologue leur valeur intrinsèque ? Quand il peint, est-ce qu'un hôpital, une école, une affiche sur un mur ne sont pas de la même valeur qu'une cathédrale inestimable, qui est à côté, dans une image indivisible ? Rappelez-vous comme la façade était cuite par le soleil, comme le relief de ces saints de Marcouville surnageait dans la lumière. Qu'importe qu'un monument soit neuf s'il paraît vieux, et même s'il ne le paraît pas. Ce que les vieux quartiers contiennent de poésie a été extrait jusqu'à la dernière goutte, mais certaines maisons nouvellement bâties pour de petits bourgeois cossus, dans des quartiers neufs, où la pierre trop blanche est fraîchement sciée, ne déchirent-elles pas l'air torride de midi en juillet, à l'heure où les commerçants reviennent déjeuner dans la banlieue, d'un cri aussi acide que l'odeur des cerises attendant que le déjeuner soit servi dans la salle à manger obscure, où les prismes de verre pour poser les couteaux projettent des feux multicolores et aussi beaux que les verrières de Chartres ? – Ce que vous êtes gentil ! Si je deviens jamais intelligente, ce sera grâce à vous. – Pourquoi, dans une belle journée, détacher ses yeux du Trocadéro dont les tours en cou de girafe font penser à la Chartreuse de Pavie ? – Il m'a rappelé aussi, dominant comme cela sur son tertre, une reproduction de Mantegna que vous avez, je crois que c'est Saint-Sébastien, où il y a au fond une ville en amphithéâtre et où on jurerait qu'il y a le Trocadéro. – Vous voyez bien ! Mais comment avez-vous vu la reproduction de Mantegna ? Vous êtes renversante ? » Nous étions arrivés dans des quartiers plus populaires, et l'érection d'une Vénus ancillaire derrière chaque comptoir faisait de lui comme un autel suburbain au pied duquel j'aurais voulu passer ma vie.

Comme on fait à la veille d'une mort prématurée, je dressais le compte des plaisirs dont me privait le point final qu'Albertine mettait à ma liberté. À Passy, ce fut sur la chaussée même, à cause de l'encombrement, que des jeunes filles se tenant par la taille m'émerveillèrent de leur sourire. Je n'eus pas le temps de le bien distinguer, mais il était peu probable que je le surfisse ; dans toute foule, en effet, dans toute foule jeune, il n'est pas rare que l'on rencontre l'effigie d'un noble profil. De sorte que ces cohues populaires des jours de fête sont pour le voluptueux aussi précieuses que pour l'archéologue le désordre d'une terre où une fouille fait apparaître des médailles antiques. Nous arrivâmes au Bois. Je pensais que, si Albertine n'était pas sortie avec moi, je pourrais en ce moment, au cirque des Champs-Élysées, entendre la tempête wagnérienne faire gémir tous les cordages de l'orchestre, attirer à elle, comme une écume légère, l'air de chalumeau que j'avais joué tout à l'heure, le faire voler, le pétrir, le déformer, le diviser, l'entraîner dans un tourbillon grandissant. Du moins je voulus que notre promenade fût courte et que nous rentrions de bonne heure, car, sans en parler à Albertine, j'avais décidé d'aller le soir chez les Verdurin. Ils m'avaient envoyé dernièrement une invitation que j'avais jetée au panier avec toutes les autres. Mais je me ravisais pour ce soir, car je voulais tâcher d'apprendre quelles personnes Albertine avait pu espérer rencontrer l'après-midi chez eux. À vrai dire, j'en étais arrivé avec Albertine à ce moment où, si tout continue de même, si les choses se passent normalement, une femme ne sert plus pour nous que de transition avec une autre femme. Elle tient à notre cœur encore, mais bien peu ; nous avons hâte d'aller chaque soir trouver des inconnues, et surtout des inconnues connues d'elle, lesquelles pourront nous raconter sa vie. Elle, en effet, nous avons possédé, épuisé tout ce qu'elle a consenti à nous livrer d'elle-même. Sa vie, c'est elle-même encore, mais justement la partie que nous ne connaissons pas, les choses sur quoi nous l'avons vainement interrogée et que nous pourrons recueillir sur des lèvres neuves.

Si ma vie avec Albertine devait m'empêcher d'aller à Venise, de voyager, du moins j'aurais pu tantôt, si j'avais été seul, connaître les jeunes midinettes éparses dans l'ensoleillement de ce beau dimanche, et dans la beauté de qui je faisais entrer pour une grande part la vie inconnue qui les animait. Les yeux qu'on voit ne sont-ils pas tout pénétrés par un regard dont on ne sait pas les images, les souvenirs, les attentes, les dédains qu'il porte et dont on ne peut pas les séparer ? Cette existence, qui est celle de l'être qui passe, ne donnera-t-elle pas, selon ce qu'elle est, une valeur variable au froncement de ces sourcils, à la dilatation de ces narines ? La présence d'Albertine me privait d'aller à elles, et peut-être ainsi de cesser de les désirer. Celui qui veut entretenir en soi le désir de continuer à vivre et la croyance en quelque chose de plus délicieux que les choses habituelles doit se promener, car les rues, les avenues, sont pleines de Déesses. Mais les Déesses ne se laissent pas approcher. Çà et là, entre les arbres, à l'entrée de quelque café, une servante veillait comme une nymphe à l'orée d'un bois sacré, tandis qu'au fond trois jeunes filles étaient assises à côté de l'arc immense de leurs bicyclettes posées à côté d'elles, comme trois immortelles accoudées au nuage ou au coursier fabuleux sur lesquels elles accomplissaient leurs voyages mythologiques. Je remarquais que chaque fois qu'Albertine les regardait un instant, toutes ces filles, avec une attention profonde, se retournaient aussitôt vers moi. Mais je n'étais trop tourmenté ni par l'intensité de cette contemplation, ni par sa brièveté que l'intensité compensait ; en effet, pour cette dernière, il arrivait souvent qu'Albertine, soit fatigue, soit manière de regarder particulière à un être attentif, considérait ainsi, dans une sorte de méditation, fût-ce mon père, fût-ce Françoise ; et quant à sa vitesse à se retourner vers moi, elle pouvait être motivée par le fait qu'Albertine, connaissant mes soupçons, pouvait vouloir, même s'ils n'étaient pas justifiés, éviter de leur donner prise. Cette attention, d'ailleurs, qui m'eût semblé criminelle de la part d'Albertine (et tout autant si elle avait eu pour objet des jeunes gens), je l'attachais, sans me croire un instant coupable et en trouvant presque qu'Albertine l'était en m'empêchant par sa présence, de m'arrêter et de descendre vers elles, sur toutes les midinettes. On trouve innocent de désirer et atroce que l'autre désire. Et ce contraste entre ce qui concerne ou bien nous ou bien celle que nous aimons n'a pas trait au désir seulement, mais aussi au mensonge. Quelle chose plus usuelle que lui, qu'il s'agisse de masquer, par exemple, les faiblesses quotidiennes d'une santé qu'on veut faire croire forte, de dissimuler un vice, ou d'aller, sans froisser autrui, à la chose que l'on préfère ? Il est l'instrument de conservation le plus nécessaire et le plus employé. Or c'est lui que nous avons la prétention de bannir de la vie de celle que nous aimons, c'est lui que nous épions, que nous flairons, que nous détestons partout. Il nous bouleverse, il suffit à amener une rupture, il nous semble cacher les plus grandes fautes, à moins qu'il ne les cache si bien que nous ne les soupçonnions pas. Étrange état que celui où nous sommes à ce point sensibles à un agent pathogène que son pullulement universel rend inoffensif aux autres et si grave pour le malheureux qui ne se trouve plus avoir d'immunité contre lui !

La vie de ces jolies filles (à cause de mes longues périodes de réclusion j'en rencontrais si rarement) me paraissait, ainsi qu'à tous ceux chez qui la facilité des réalisations n'a pas amorti la puissance de concevoir, quelque chose d'aussi différent de ce que je connaissais, d'aussi désirable que les villes les plus merveilleuses que promet le voyage.

La déception éprouvée auprès des femmes que j'avais connues, dans les villes où j'étais allé, ne m'empêchait pas de me laisser prendre à l'attrait des nouvelles et de croire à leur réalité ; aussi de même que voir Venise – Venise dont le temps printanier me donnait aussi la nostalgie et que le mariage avec Albertine m'empêcherait de connaître – voir Venise dans un panorama que Ski eût peut-être déclaré plus joli de tons que la ville réelle, ne m'eût en rien remplacé le voyage à Venise, dont la longueur déterminée sans que j'y fusse pour rien me semblait indispensable à franchir ; de même, si jolie fût-elle, la midinette qu'une entremetteuse m'eût artificiellement procurée n'eût nullement pu se substituer pour moi à celle qui, la taille dégingandée, passait en ce moment sous les arbres en riant avec une amie. Celle que j'eusse trouvée dans une maison de passe, eût-elle été plus jolie que cela, n'eût pas été la même chose, parce que nous ne regardons pas les yeux d'une fille que nous ne connaissons pas comme nous ferions d'une petite plaque d'opale ou d'agate. Nous savons que le petit rayon qui les irise ou les grains de brillant qui les font étinceler sont tout ce que nous pouvons voir d'une pensée, d'une volonté, d'une mémoire où résident la maison familiale que nous ne connaissons pas, les amis chers que nous envions. Arriver à nous emparer de tout cela, qui est si difficile, si rétif, c'est ce qui donne sa valeur au regard bien plus que sa seule beauté matérielle (par quoi peut être expliqué qu'un même jeune homme éveille tout un roman dans l'imagination d'une femme qui a entendu dire qu'il était le prince de Galles, alors qu'elle ne fait plus attention à lui quand elle apprend qu'elle s'est trompée) ; trouver la midinette dans la maison de passe, c'est la trouver vidée de cette vie inconnue qui la pénètre et que nous aspirons à posséder avec elle ; c'est nous approcher d'yeux devenus en effet de simples pierres précieuses, d'un nez dont le froncement est aussi dénué de signification que celui d'une fleur. Non, cette midinette inconnue et qui passait là, il me semblait aussi indispensable, si je voulais continuer à croire à sa réalité, d'essayer ses résistances – en y adaptant mes directions, en allant au-devant d'un affront, en revenant à la charge, en obtenant un rendez-vous, en l'attendant à la sortie des ateliers, en connaissant, épisode par épisode, ce qui composait la vie de cette petite, en traversant ce dont s'enveloppait pour elle le plaisir que je cherchais et la distance que ses habitudes différentes et sa vie spéciale mettaient entre moi et l'attention, la faveur que je voulais atteindre et capter – que de faire un long trajet en chemin de fer si je voulais croire à la réalité de la Venise que je verrais et qui ne serait pas qu'un spectacle d'exposition universelle. Mais ces similitudes mêmes du désir et du voyage firent que je me promis de serrer un jour d'un peu plus près la nature de cette force invisible mais aussi puissante que les croyances, ou, dans le monde physique, que la pression atmosphérique, qui portait si haut les cités, les femmes, tant que je ne les connaissais pas, et qui se dérobait sous elles dès que je les avais approchées, les faisait tomber aussitôt à plat sur le terre à terre de la plus triviale réalité.

Plus loin une autre fillette était agenouillée près de sa bicyclette qu'elle arrangeait. Une fois la réparation faite, la jeune coureuse monta sur sa bicyclette, mais sans l'enfourcher comme eût fait un homme. Pendant un instant la bicyclette tangua, et le jeune corps semblait s'être accru d'une voile, d'une aile immense ; et bientôt nous vîmes s'éloigner à toute vitesse la jeune créature mi-humaine, mi-ailée, ange ou péri, poursuivant son voyage.

Voilà ce dont une vie avec Albertine me privait justement. Dont elle me privait ? N'aurais-je pas dû penser : dont elle me gratifiait au contraire ? Si Albertine n'avait pas vécu avec moi, avait été libre, j'eusse imaginé, et avec raison, toutes ces femmes comme des objets possibles, probables, de son désir, de son plaisir. Elles me fussent apparues comme ces danseuses qui, dans un ballet diabolique, représentant les Tentations pour un être, lancent leurs flèches au cœur d'un autre être. Les midinettes, les jeunes filles, les comédiennes, comme je les aurais haïes ! Objet d'horreur, elles eussent été exceptées pour moi de la beauté de l'univers. Le servage d'Albertine, en me permettant de ne plus souffrir par elles, les restituait à la beauté du monde. Inoffensives, ayant perdu l'aiguillon qui met au cœur la jalousie, il m'était loisible de les admirer, de les caresser du regard, un autre jour plus intimement peut-être. En enfermant Albertine, j'avais du même coup rendu à l'univers toutes ces ailes chatoyantes qui bruissent dans les promenades, dans les bals, dans les théâtres, et qui redevenaient tentatrices pour moi, parce qu'elles ne pouvaient plus succomber à leur tentation. Elles faisaient la beauté du monde. Elles avaient fait jadis celle d'Albertine. C'est parce que je l'avais vue comme un oiseau mystérieux, puis comme une grande actrice de la plage, désirée, obtenue peut-être, que je l'avais trouvée merveilleuse. Une fois captif chez moi l'oiseau que j'avais vu un soir marcher à pas comptés sur la digue, entouré de la congrégation des autres jeunes filles pareilles à des mouettes venues on ne sait d'où, Albertine avait perdu toutes ses couleurs, avec toutes les chances qu'avaient les autres de l'avoir à eux. Elle avait peu à peu perdu sa beauté. Il fallait des promenades comme celles-là, où je l'imaginais, sans moi, accostée par telle femme ou tel jeune homme, pour que je la revisse dans la splendeur de la plage, bien que ma jalousie fût sur un autre plan que le déclin des plaisirs de mon imagination. Mais, malgré ces brusques sursauts où, désirée par d'autres, elle me redevenait belle, je pouvais très bien diviser son séjour chez moi en deux périodes : la première où elle était encore, quoique moins chaque jour, la chatoyante actrice de la plage ; la seconde où, devenue la grise prisonnière, réduite à son terne elle-même, il lui fallait ces éclairs où je me ressouvenais du passé pour lui rendre des couleurs.

Parfois, dans les heures où elle m'était le plus indifférente, me revenait le souvenir d'un moment lointain où sur la plage, quand je ne la connaissais pas encore, non loin de telle dame avec qui j'étais fort mal et avec qui j'étais presque certain maintenant qu'elle avait eu des relations, elle éclatait de rire en me regardant d'une façon insolente. La mer polie et bleue bruissait tout autour. Dans le soleil de la plage, Albertine, au milieu de ses amies, était la plus belle. C'était une fille magnifique, qui, dans le cadre habituel d'eaux immenses, m'avait, elle, précieux à la dame qui l'admirait, infligé ce définitif affront. Il était définitif, car la dame retournait peut-être à Balbec, constatait peut-être, sur la plage lumineuse et bruissante, l'absence d'Albertine. Mais elle ignorait que la jeune fille vécût chez moi, rien qu'à moi. Les eaux immenses et bleues, l'oubli des préférences qu'elle avait pour cette jeune fille et qui allaient à d'autres, s'étaient refermées sur l'avanie que m'avait faite Albertine, l'enfermant dans un éblouissant et infrangible écrin. Alors la haine pour cette femme mordait mon coeur ; pour Albertine aussi, mais une haine mêlée d'admiration pour la belle jeune fille adulée, à la chevelure merveilleuse, et dont l'éclat de rire sur la plage était un affront. La honte, la jalousie, le ressouvenir des désirs premiers et du cadre éclatant avaient redonné à Albertine sa beauté, sa valeur d'autrefois. Et ainsi alternait, avec l'ennui un peu lourd que j'avais auprès d'elle, un désir frémissant, plein d'orages magnifiques et de regrets ; selon qu'elle était à côté de moi dans ma chambre ou que je lui rendais sa liberté dans ma mémoire, sur la digue, dans ses gais costumes de plage, au jeu des instruments de musique de la mer, Albertine, tantôt sortie de ce milieu, possédée et sans grande valeur, tantôt replongée en lui, m'échappant dans un passé que je ne pourrais connaître, m'offensant, auprès de son amie, autant que l'éclaboussure de la vague ou l'étourdissement du soleil, Albertine remise sur la plage, ou rentrée dans ma chambre, en une sorte d'amour amphibie.

Ailleurs une bande nombreuse jouait au ballon. Toutes ces fillettes avaient voulu profiter du soleil, car ces journées de février, même quand elles sont si brillantes, ne durent pas tard, et la splendeur de leur lumière ne retarde pas la venue de son déclin. Avant qu'il fût encore proche, nous eûmes quelque temps de pénombre, parce qu'après avoir poussé jusqu'à la Seine, où Albertine admira, et par sa présence m'empêcha d'admirer, les reflets de voiles rouges sur l'eau hivernale et bleue, une maison blottie au loin comme un seul coquelicot dans l'horizon clair dont Saint-Cloud semblait, plus loin, la pétrification fragmentaire, friable et côtelée, nous descendîmes de voiture et marchâmes longtemps ; même pendant quelques instants je lui donnai le bras, et il me semblait que cet anneau que le sien faisait sous le mien unissait en un seul être nos deux personnes et attachait l'une à l'autre nos deux destinées.

À nos pieds, nos ombres parallèles, rapprochées et jointes, faisaient un dessin ravissant. Sans doute il me semblait déjà merveilleux, à la maison, qu'Albertine habitât avec moi, que ce fût elle qui s'étendît sur mon lit. Mais c'en était comme l'exportation au dehors, en pleine nature, que devant ce lac du Bois, que j'aimais tant, au pied des arbres, ce fût justement son ombre, l'ombre pure et simplifiée de sa jambe, de son buste, que le soleil eût à peindre au lavis à côté de la mienne sur le sable de l'allée. Et je trouvais un charme plus immatériel sans doute, mais non pas moins intime, qu'au rapprochement, à la fusion de nos corps, à celle de nos ombres. Puis nous remontâmes dans la voiture. Et elle s'engagea pour le retour dans de petites allées sinueuses où les arbres d'hiver, habillés de lierre et de ronces, comme des ruines, semblaient conduire à la demeure d'un magicien. À peine sortis de leur couvert assombri, nous retrouvâmes, pour sortir du Bois, le plein jour, si clair encore que je croyais avoir le temps de faire tout ce que je voudrais avant le dîner, quand, quelques instants seulement après, au moment où notre voiture approchait de l'Arc de Triomphe, ce fut avec un brusque mouvement de surprise et d'effroi que j'aperçus au-dessus de Paris, la lune pleine et prématurée, comme le cadran d'une horloge arrêtée qui nous fait croire qu'on s'est mis en retard. Nous avions dit au cocher de rentrer. Pour Albertine, c'était aussi revenir chez moi. La présence des femmes, si aimées soient-elles, qui doivent nous quitter pour rentrer ne donne pas cette paix que je goûtais dans la présence d'Albertine assise au fond de la voiture à côté de moi, présence qui nous acheminait non au vide des heures où l'on est séparé, mais à la réunion plus stable encore et mieux enclose dans mon chez-moi, qui était aussi son chez-elle, symbole matériel de la possession que j'avais d'elle. Certes, pour posséder il faut avoir désiré. Nous ne possédons une ligne, une surface, un volume que si notre amour l'occupe. Mais Albertine n'avait pas été pour moi, pendant notre promenade, comme avait été jadis Rachel, une vaine poussière de chair et d'étoffe. L'imagination de mes yeux, de mes lèvres, de mes mains, avait, à Balbec, si solidement construit, si tendrement poli son corps que maintenant, dans cette voiture, pour toucher ce corps, pour le contenir, je n'avais pas besoin de me serrer contre Albertine, ni même de la voir, il me suffisait de l'entendre et, si elle se taisait, de la savoir auprès de moi ; mes sens tressés ensemble l'enveloppaient tout entière et quand, arrivée devant la maison, tout naturellement elle descendit, je m'arrêtai un instant pour dire au chauffeur de revenir me prendre, mais mes regards l'enveloppaient encore tandis qu'elle s'enfonçait devant moi sous la voûte, et c'était toujours ce même calme inerte et domestique que je goûtais à la voir ainsi lourde, empourprée, opulente et captive, rentrer tout naturellement avec moi, comme une femme que j'avais à moi, et, protégée par les murs, disparaître dans notre maison. Malheureusement elle semblait s'y trouver en prison et être de l'avis de cette Mme de La Rochefoucauld qui, comme on lui demandait si elle n'était pas contente d'être dans une aussi belle demeure que Liancourt, répondit qu'« il n'est pas de belle prison », si j'en jugeais par l'air triste et las qu'elle eut ce soir-là pendant notre dîner en tête à tête dans sa chambre. Je ne le remarquai pas d'abord ; et c'était moi qui me désolais de penser que, s'il n'y avait pas eu Albertine (car avec elle j'eusse trop souffert de la jalousie dans un hôtel où elle eût toute la journée subi le contact de tant d'êtres), je pourrais en ce moment dîner à Venise dans une de ces petites salles à manger surbaissées comme une cale de navire, et où on voit le grand canal par de petites fenêtres cintrées qu'entourent des moulures mauresques.

Je dois ajouter qu'Albertine admirait beaucoup chez moi un grand bronze de Barbedienne, qu'avec beaucoup de raison Bloch trouvait fort laid. Il en avait peut-être moins de s'étonner que je l'eusse gardé. Je n'avais jamais cherché comme lui à faire des ameublements artistiques, à composer des pièces, j'étais trop paresseux pour cela, trop indifférent à ce que j'avais l'habitude d'avoir sous les yeux. Puisque mon goût ne s'en souciait pas, j'avais le droit de ne pas nuancer mon intérieur. J'aurais peut-être pu malgré cela ôter le bronze. Mais les choses laides et cossues sont fort utiles, car elles ont auprès des personnes qui ne nous comprennent pas, qui n'ont pas notre goût et dont nous pouvons être amoureux, un prestige que n'aurait pas une fière chose qui ne révèle pas sa beauté. Or les êtres qui ne nous comprennent pas sont justement les seuls à l'égard desquels il puisse nous être utile d'user d'un prestige que notre intelligence suffit à nous assurer auprès d'êtres supérieurs. Albertine avait beau commencer à avoir du goût, elle avait encore un certain respect pour le bronze, et ce respect rejaillissait sur moi en une considération qui, venant d'Albertine, m'importait infiniment plus que de garder un bronze un peu déshonorant, puisque j'aimais Albertine.

Mais la pensée de mon esclavage cessait tout d'un coup de me peser et je souhaitais de le prolonger encore, parce qu'il me semblait apercevoir qu'Albertine sentait cruellement le sien. Sans doute, chaque fois que je lui avais demandé si elle ne se déplaisait pas chez moi, elle m'avait toujours répondu qu'elle ne savait pas où elle pourrait être plus heureuse. Mais souvent ces paroles étaient démenties par un air de nostalgie, d'énervement.

Certes, si elle avait les goûts que je lui avais crus, cet empêchement de jamais les satisfaire devait être aussi excitant pour elle qu'il était calmant pour moi, calmant au point que j'eusse trouvé l'hypothèse que je l'avais accusée injustement la plus vraisemblable si, dans celle-ci, je n'eusse eu beaucoup de peine à expliquer cette application extraordinaire que mettait Albertine à ne jamais être seule, à ne jamais être libre, à ne pas s'arrêter un instant devant la porte quand elle rentrait, à se faire accompagner ostensiblement, chaque fois qu'elle allait téléphoner, par quelqu'un qui pût me répéter ses paroles, par Françoise, par Andrée, à me laisser toujours seul, sans avoir l'air que ce fût exprès, avec cette dernière, quand elles étaient sorties ensemble, pour que je pusse me faire faire un rapport détaillé sur leur sortie. Avec cette merveilleuse docilité contrastaient certains mouvements, vite réprimés, d'impatience, qui me firent me demander si Albertine n'aurait pas formé le projet de secouer sa chaîne. Des faits accessoires étayaient ma supposition. Ainsi, un jour où j'étais sorti seul, ayant rencontré, près de Passy, Gisèle, nous causâmes de choses et d'autres. Bientôt, assez heureux de pouvoir le lui apprendre, je lui dis que je voyais constamment Albertine. Gisèle me demanda où elle pourrait la trouver, car elle avait justement quelque chose à lui dire. « Quoi donc ? – Des choses qui se rapportent à de petites camarades à elle. – Quelles camarades ? Je pourrai peut-être vous renseigner, ce qui ne vous empêchera pas de la voir. – Oh ! des camarades d'autrefois, je ne me rappelle pas les noms », répondit Gisèle d'un air vague, en battant en retraite. Elle me quitta, croyant avoir parlé avec une prudence telle que rien ne pouvait me paraître que très clair. Mais le mensonge est si peu exigeant, a besoin de si peu de chose pour se manifester ! S'il s'était agi de camarades d'autrefois, dont elle ne savait même pas les noms, pourquoi aurait-elle eu « justement » besoin d'en parler à Albertine ? Cet adverbe, assez parent d'une expression chère à Mme Cottard : « cela tombe à pic », ne pouvait s'appliquer qu'à une chose particulière, opportune, peut-être urgente, se rapportant à des êtres déterminés. D'ailleurs, rien que la façon d'ouvrir la bouche, comme quand on va bâiller, d'un air vague, en me disant (en reculant presque avec son corps, comme elle faisait machine en arrière à partir de ce moment dans notre conversation) : « Ah ! je ne sais pas, je ne me rappelle pas les noms », faisait aussi bien de sa figure, et, s'accordant avec elle, de sa voix, une figure de mensonge, que l'air tout autre, serré, animé, à l'avant, de « j'ai justement » signifiait une vérité. Je ne questionnai pas Gisèle. À quoi cela m'eût-il servi ? Certes, elle ne mentait pas de la même manière qu'Albertine. Et certes les mensonges d'Albertine m'étaient plus douloureux. Mais d'abord il y avait entre eux un point commun : le fait même du mensonge qui, dans certains cas, est une évidence. Non pas de la réalité qui se cache dans ce mensonge. On sait bien que chaque assassin, en particulier, s'imagine avoir tout si bien combiné qu'il ne sera pas pris, et, parmi les menteurs, plus particulièrement les femmes qu'on aime. On ignore où elle est allée, ce qu'elle y a fait. Mais au moment même où elle parle, où elle parle d'une autre chose sous laquelle il y a cela, qu'elle ne dit pas, le mensonge est perçu instantanément, et la jalousie redoublée puisqu'on sent le mensonge, et qu'on n'arrive pas à savoir la vérité. Chez Albertine, la sensation du mensonge était donnée par bien des particularités qu'on a déjà vues au cours de ce récit, mais principalement par ceci que, quand elle mentait, son récit péchait soit par insuffisance, omission, invraisemblance, soit par excès, au contraire, de petits faits destinés à le rendre vraisemblable. Le vraisemblable, malgré l'idée que se fait le menteur, n'est pas du tout le vrai. Dès qu'en écoutant quelque chose de vrai, on entend quelque chose qui est seulement vraisemblable, qui l'est peut-être plus que le vrai, qui l'est peut-être trop, l'oreille un peu musicienne sent que ce n'est pas cela, comme pour un vers faux, ou un mot lu à haute voix pour un autre. L'oreille le sent et, si l'on aime, le cœur s'alarme. Que ne songe-t-on alors, quand on change toute sa vie parce qu'on ne sait pas si une femme est passée rue de Berri ou rue Washington, que ne songe-t-on que ces quelques mètres de différence, et la femme elle-même, seront réduits au cent millionième (c'est-à-dire à une grandeur que nous ne pouvons percevoir) si seulement nous avons la sagesse de rester quelques années sans voir cette femme, et que ce qui était Gulliver en bien plus grand deviendra une lilliputienne qu'aucun microscope – au moins du cœur, car celui de la mémoire indifférente est plus puissant et moins fragile – ne pourra plus percevoir ! Quoi qu'il en soit, s'il y avait un point commun – le mensonge même – entre ceux d'Albertine et de Gisèle, pourtant Gisèle ne mentait pas de la même manière qu'Albertine, ni non plus de la même manière qu'Andrée, mais leurs mensonges respectifs s'emboîtaient si bien les uns dans les autres, tout en présentant une grande variété, que la petite bande avait la solidité impénétrable de certaines maisons de commerce, de librairie ou de presse par exemple, où le malheureux auteur n'arrivera jamais, malgré la diversité des personnalités composantes, à savoir s'il est ou non floué. Le directeur du journal ou de la revue ment avec une attitude de sincérité d'autant plus solennelle qu'il a besoin de dissimuler, en mainte occasion, qu'il fait exactement la même chose et se livre aux mêmes pratiques mercantiles que celles qu'il a flétries chez les autres directeurs de journaux ou de théâtres, chez les autres éditeurs, quand il a pris pour bannière, levé contre eux l'étendard de la Sincérité. Avoir proclamé (comme chef d'un parti politique, comme n'importe quoi) qu'il est atroce de mentir, oblige le plus souvent à mentir plus que les autres, sans quitter pour cela le masque solennel, sans déposer la tiare auguste de la sincérité. L'associé de l'« homme sincère » ment autrement et de façon plus ingénue. Il trompe son auteur comme il trompe sa femme, avec des trucs de vaudeville. Le secrétaire de la rédaction, honnête homme et grossier, ment tout simplement, comme un architecte qui vous promet que votre maison sera prête à une époque où elle ne sera pas commencée. Le rédacteur en chef, âme angélique, voltige au milieu des trois autres, et sans savoir de quoi il s'agit, leur porte, par scrupule fraternel et tendre solidarité, le secours précieux d'une parole insoupçonnable. Ces quatre personnes vivent dans une perpétuelle dissension, que l'arrivée de l'auteur fait cesser. Par-dessus les querelles particulières, chacun se rappelle le grand devoir militaire de venir en aide au « corps » menacé. Sans m'en rendre compte, j'avais depuis longtemps joué le rôle de cet auteur vis-à-vis de la « petite bande ». Si Gisèle avait pensé, quand elle avait dit : « justement », à telle camarade d'Albertine disposée à voyager avec elle dès que mon amie, sous un prétexte ou un autre, m'aurait quitté, et à prévenir Albertine que l'heure était venue ou sonnerait bientôt, Gisèle se serait fait couper en morceaux plutôt que de me le dire ; il était donc bien inutile de lui poser des questions. Des rencontres comme celles de Gisèle n'étaient pas seules à accentuer mes doutes. Par exemple, j'admirais les peintures d'Albertine. Les peintures d'Albertine, touchantes distractions de la captive, m'émurent tant que je la félicitai. « Non, c'est très mauvais, mais je n'ai jamais pris une seule leçon de dessin. – Mais un soir vous m'aviez fait dire, à Balbec, que vous étiez restée à prendre une leçon de dessin. » Je lui rappelai le jour et lui dis que j'avais bien compris tout de suite qu'on ne prenait pas de leçons de dessin à cette heure-là. Albertine rougit. « C'est vrai, dit-elle, je ne prenais pas de leçons de dessin, je vous ai beaucoup menti au début, cela je le reconnais. Mais je ne vous mens plus jamais. » J'aurais tant voulu savoir quels étaient les nombreux mensonges du début, mais je savais d'avance que ses aveux seraient de nouveaux mensonges. Aussi je me contentai de l'embrasser. Je lui demandai seulement un de ces mensonges. Elle répondit : « Eh bien ! par exemple que l'air de la mer me faisait mal. » Je cessai d'insister devant ce mauvais vouloir.

Pour lui faire paraître sa chaîne plus légère, le mieux était sans doute de lui faire croire que j'allais moi-même la rompre. En tous cas, ce projet mensonger je ne pouvais le lui confier en ce moment, elle était revenue avec trop de gentillesse du Trocadéro tout à l'heure ; ce que je pouvais faire, bien loin de l'affliger d'une menace de rupture, c'était tout au plus de taire les rêves de perpétuelle vie commune que formait mon cœur reconnaissant. En la regardant, j'avais de la peine à me retenir de les épancher en elle, et peut-être s'en apercevait-elle. Malheureusement leur expression n'est pas contagieuse. Le cas d'une vieille femme maniérée, comme M. de Charlus qui, à force de ne voir dans son imagination qu'un fier jeune homme, croit devenir lui-même fier jeune homme, et d'autant plus qu'il devient plus maniéré et plus risible, ce cas est plus général, et c'est l'infortune d'un amant épris de ne pas se rendre compte que, tandis qu'il voit une figure belle devant lui, sa maîtresse voit sa figure à lui, qui n'est pas rendue belle, au contraire, quand la déforme le plaisir qu'y fait naître la vue de la beauté. Et l'amour n'épuise même pas toute la généralité de ce cas ; nous ne voyons pas notre corps, que les autres voient, et nous « suivons » notre pensée, l'objet invisible aux autres, qui est devant nous. Cet objet-là, parfois l'artiste le fait voir dans son œuvre. De là vient que les admirateurs de celle-ci sont désillusionnés par l'auteur, dans le visage de qui cette beauté intérieure s'est imparfaitement reflétée.

Tout être aimé, même dans une certaine mesure, tout être est pour nous comme Janus, nous présentant le front qui nous plaît si cet être nous quitte, le front morne si nous le savons à notre perpétuelle disposition. Pour Albertine, la société durable avec elle avait quelque chose de pénible d'une autre façon que je ne peux dire en ce récit. C'est terrible d'avoir la vie d'une autre personne attachée à la sienne comme une bombe qu'on tiendrait sans qu'on puisse la lâcher sans crime. Mais qu'on prenne comme comparaison les hauts et les bas, les dangers, l'inquiétude, la crainte de voir crues plus tard des choses fausses et vraisemblables qu'on ne pourra plus expliquer, sentiments éprouvés si on a dans son intimité un fou. Par exemple, je plaignais M. de Charlus de vivre avec Morel (aussitôt le souvenir de la scène de l'après-midi me fit sentir le côté gauche de ma poitrine bien plus gros que l'autre) ; en laissant de côté les relations qu'ils avaient ou non ensemble, M. de Charlus avait dû ignorer, au début, que Morel était fou. La beauté de Morel, sa platitude, sa fierté, avaient dû détourner le baron de chercher si loin, jusqu'aux jours des mélancolies où Morel accusait M. de Charlus de sa tristesse, sans pouvoir fournir d'explications, l'insultait de sa méfiance, à l'aide de raisonnements faux, mais extrêmement subtils, le menaçait de résolutions désespérées, au milieu desquelles persistait le souci le plus retors de l'intérêt le plus immédiat. Tout ceci n'est que comparaison. Albertine n'était pas folle.