Il fallait avoir l’expérience de sa propre vie de professeur, mais aussi l’indifférence à cette expérience de n’importe quel acteur. Manière de sortir les profs et les élèves de leur propres affects, de leurs contingences. Manière de tirer de sa propre expérience l’indifférence à cette même expérience et, par là, de mettre son propre jeu dans la pure pratique, à l’abri de toute idéologie. Plus conséquent que n’importe quel autre, Cantet a trouvé la clé de son lieu dramatique, l’impur dans une purification quasi médicale du réel.

Le X de l’image

À Cannes, un autre film a laissé un souvenir tenace, autant pour sa beauté que pour sa sécheresse idéologique. Le portrait de Che Guevara par Steven Soderbergh ne pourrait être plus lisse. Même si le cinéaste nous y a habitués, c’est presqu’un exploit d’avoir réalisé deux volets sur le celèbre guerrier - l’un optimiste, l’autre déprimé, l’un énergique, l’autre fatigué, les deux étonnamment agréables à voir - sans jamais prendre position pour ou contre lui. Un tel culot peut frapper ou décevoir.

Chacun peut d’ailleurs y trouver son compte. Un grand stratège, un fou, un violent, un vrai léniniste ou un extrémiste, avec ou sans barbe, avec ou sans cheveux, le Che campé par Benicio Del Toro est un personnage qui en contient plusieurs. Ou bien, qui serait l’opérateur d’une variable X qui lui est extérieure, car extérieure au film même. Cette variable, le Che l’explique au début du film, n’est que la confiance du groupe. Celle-ci est imprévisible, comme la réaction d’une classe à la parole de son maître, car elle est dominée par des forces (idéologiques, historiques, sociologiques...) que le film ne connaît pas et qui tiennent à l’extérieur de son cadre.

Un tel choix s’explique par la volonté de remettre la théorie dans la pratique, le discours dans la guérilla, le documentaire dans le film d’action. Cela produit un film dont le mouvement, ascendant en première partie (les victoires de la guérilla en marche vers La Havane) et descendant dans la seconde (l’échec de la guérilla dans la montagne bolivienne), agit de manière imperceptible, dans la monotonie des humeurs du Che qui promène dans la jungle les quintes de toux régulières d’un asthme sans remède. Bien plus tard, on peut trouver niais le choix de filmer sa mort en caméra subjective, et beau celui de ne filmer sous un drap de jute que la tête de l’homme, plutôt que le spectacle de l’hélicoptère qui le rapatrie au-dessus de la jungle. Mais il faut reconnaître que ce sont les deux faces d’une même image, celle du Che en grand opérateur de l’hommage qui lui est rendu, grand conducteur d’un film qui ne devient épique qu’en fonction de l’armée qu’il mobilise - et s’éteint lorsqu’il ne reste plus que lui.

Tout en restant à chaque instant auprès de l’homme, aucun mystère n’est élucidé. Ce n’est pas le problème du film. Le Che n’a qu’un visage, celui de Del Toro photocopiant Guevara. Les postiches ultérieurs peuvent tromper un ou deux hommes, l’action menée en Bolivie sera comprise par tous comme un fait du Che que le gouvernement de La Paz tente de taire. Aucun enjeu d’incarnation : postiches et noms d’emprunts sont les accessoires périssables de l’action révolutionnaire, les quelques greffes de fiction nécessaires à la relance de la guérilla.

Une instance égalise les différents visages du personnage. Il ne s’agit pas d’un scénario qui édifierait le personnage en le peignant tantôt en monstre instransigeant, tantôt en père aimé ; tantôt idéaliserait la révolution, tantôt condamnerait son absolutisme. La régulation est immanente à l’image, qui agit dans la jungle comme une gardienne. Les guerilleros boliviens savent bien que l’homme venu aider leur mouvement à se former est le légendaire Che, mais ils continuent à l’appeler Ramon ou Fernando, à s’inquiéter de ses accès de toux... La seule véritable différence entre les deux volets, la raison de la possibilité égale de la victoire et de la défaite, tient dans la cohérence d’un groupe, la qualité de la protection qu’ils offrent à leur chef - non dans quelque sens de lecture de l’Histoire.