Elle se rendit là-bas et y trouva toutes choses comme le lui avait dit le vent de la nuit. Elle compta les roseaux de la mer et coupa le onzième, dont elle frappa le dragon; et le lion triom­pha. Les deux animaux reprirent instantanément leur forme humaine. Mais dès que la princesse, qui avait été un dragon, se trouva délivrée de l'enchantement, elle serra le jeune prince dans ses bras et sauta avec lui sur le dos de l'oiseau-griffon, qui prit son vol et les emporta tous les deux. Celle qui avait tant voyagé, et si loin, la malheureuse! se trouva là toute seule et abandonnée à nouveau; alors elle se laissa tomber par terre et pleura. Mais après ce premier moment de désespoir et de lassitude, elle reprit tout son courage et dit: « Tant que le coq chantera, et aussi loin que soufflera le vent, j'irai et je le trouverai.

Ainsi elle marcha et fit un long chemin, un chemin immensément long, jusqu'au jour qui l'amena enfin au château où ils vivaient tous les deux: celle qui avait été dragon et celui qui avait été lion. Et la première chose qu'elle entendit, c'est qu'il allait y avoir une grande fête au château, parce que le prince et la princesse célébraient leurs noces.

- Que Dieu m'assiste encore et vienne à mon secours! s'exclama-t-elle en apprenant la chose.
Elle ouvrit alors le coffret que le soleil lui avait donné et trouva dedans une robe aussi belle et aussi brillante que le soleil même. Elle prit la robe et s'en revêtit pour monter ensuite au château,   émerveillant tout le monde sur son passage, et la fiancée elle-même, à qui cette robe plut tellement qu'elle songea aussitôt à la porter comme robe nuptiale.

- Ne consentiriez-vous pas à la vendre ? demanda-t-elle.,

- Ni pour or, ni pour argent,, fut la réponse, mais chair et sang en sont le prix.

La fiancée voulut savoir ce que signifiaient ces paroles et ce qu'elle entendait par là.

- Que je puisse une nuit dormir dans la chambre où dort le fiancé, répondit la jeune femme.

La fiancée ne voulait pas de cela, mais elle voulait pourtant tellement la robe qu'elle finit par consentir, non toutefois sans obliger le serviteur personnel du prince à lui administrer un puissant somnifère. La nuit venue, quand le prince fut endormi, elle fut introduite dans sa chambre; une fois seule avec lui; elle vint s'asseoir près de son lit et lui parla.

- Pendant sept ans, je t'ai suivi partout; je suis allée chez le soleil et chez la lune et chez les quatre vents me renseigner sur toi; et contre le dragon je t'ai aidé à vaincre, lui dit-elle. Peux-tu vouloir m'oublier complètement ?

Mais le sommeil du prince était si profond qu'il lui sembla seulement entendre le bruissement du vent dehors, dans les sapins. A l'aube, on vint la chercher et il fallut qu'elle donnât la robe de soleil. Quelle tristesse et quel désespoir pour elle, de voir que même cela n'avait encore servi à rien! Tristement, elle quitta le château et s'en fut dans un pré, où elle se laissa tomber à terre et pleura. Au milieu de ses larmes, elle songea soudain à l’œuf que lui avait donné la lune: elle le cassa pour l'ouvrir, et il en sortit une poule avec douze poussins qui étaient d'or, d'or vivant, et qui couraient et sautillaient et picoraient et pépiaient, tournant autour de la mère poule ou se glissant par‑dessus pour se cacher sous ses ailes: quelque chose de plus joli à voir cela, n'existe pas ! Séchant ses larmes, elle se leva et les poussa doucement devant elle, sur le pré, afin de les amener jusque sous les fenêtres de la fiancée, qui en fut si charmée qu'elle descendit aussitôt et lui demanda s'ils ne seraient pas à vendre.

- Ni pour or, ni pour argent, mais chair et sang en sont le prix. Laissez-moi passer encore une nuit dans la chambre où dort le fiancé, dit-elle.

- Oui, je veux bien, répondit aussitôt la fiancée, qui comptait bien utiliser le même subterfuge que la veille.

Mais cette fois le prince, en allant se coucher, demanda à son serviteur quels étaient ces murmures et ces bruissements qu'il avait entendus dans la nuit; et le serviteur lui raconta comment il avait dû lui administrer un somnifère parce qu'une pauvre demoiselle avait secrètement dormi dans sa chambre, et il ajouta que ce soir encore, il devait lui faire absorber le narcotique.

- Tu n'auras qu'à le verser à côté du lit, lui dit le prince.

La nuit venue, on la réintroduisit dans la chambre; mais il reconnut sa voix dès qu'elle commença à vouloir lui conter combien les choses étaient tristes pour elle, et il sauta sui: pieds en s'exclamant, à l'adresse de son épouse adorée

- C'est maintenant seulement que je suis délivré! Je vivais comme dans un étrange rêve, car cette princesse inconnue m'avait ensorcelé afin que je t'oublie; mais Dieu m'a quand même arraché au bon moment à cet égarement de l'esprit et des sens !

Tous les deux, en cachette, dans la nuit, se glissèrent, hors du château et s'éloignèrent ensemble, car ils avaient à redouter le père de la princesse qui était un sorcier. Ils se mirent sur le dos de l'oiseau-griffon qui les enleva au-dessus de la mer Rouge, et lorsqu'ils furent au beau milieu de la mer, elle laissa tomber la noix. Un énorme noyer poussa aussitôt, sur lequel le griffon se reposa, après quoi il les porta d'un coup d'aile jusque chez eux, où ils retrouvèrent leur enfant, un grand et beau garçon maintenant; et depuis lors, ils ont vécu heureux ensemble jusqu'à la fin de leurs jours.