Le chef
Patrick Mussard

1972.

Boris Dosky était arrivé sur place le même jour que moi. Il venait d’une autre boîte d’intérim que la mienne. Les travaux avaient déjà pris du retard et il fallait terminer le gros œuvre à tout prix. On m’avait employé comme manœuvre pendant un bon mois avec deux autres personnes. L’ancien chef de chantier s’était fait virer à cause des délais, Boris Dosky était chargé de le remplacer.

Ce nouvel immeuble sur la promenade des Anglais devait se dresser dans les temps, barre bétonnée face à la mer. De quelques coups de bulldozer, on avait rasé ces désuètes villas des années trente aux façades baroques et ornées pour marquer le littoral au fer rouge d’un urbanisme nouveau, moderne. Les sous-traitants attendaient, le promoteur, pressé par les banques, avait déjà poussé sa clameur qui, comme un raz de marée, avait rapidement déferlé sur les ouvriers.

Le chef nous avait réunis à huit heures pétantes dans le grand préfabriqué à l’entrée du terrain.

C’était une baraque, près de deux mètres, le quintal. L’approche de la quarantaine avait troué sa chevelure rousse d’une belle tonsure. Son visage était émacié, aux joues glabres ponctuées de petits cratères, lui rappelant sans doute chaque matin devant son miroir le ravage que son acné juvénile lui avait causé. Il en imposait autant par son physique que par sa voix grave et caverneuse.

En demi-cercle autour de lui, tous les ouvriers l’écoutaient. J’avais fini mon apprentissage depuis moins d’un an et j’étais de loin le plus jeune. Ils venaient d’horizons divers : un portugais de Coimbra, deux gars du Nord descendus sur la côte pour rapporter un peu d’argent à la famille restée là-haut, un grutier italien immigré de Calabre après la guerre, et quelques maghrébins. Tous étaient pères de famille et tous avaient l’âge d’être le mien.

Il ne nous parlait pas. Il vociférait

Ici, le chef c’est moi. Et vous tous, à partir d’aujourd’hui, vous m’appelez chef. Le seul mec qui parle sur le chantier c’est moi, les ordres on les écoute et on agit illico presto. Les pauses, c’est quand je le dis …

Deux frères, des marocains moustachus tous les deux, avaient tenté discrètement d’échanger deux mots dans leur langue. Ils surent tout de suite à quelle lumière ils avaient à faire :

Vous les bougnouls, plus un mot dans votre charabia. Il y a une remarque à faire, vous la faites dans la seule langue que je comprenne : le français. Alors les messes basses,  votre pataquès ou votre baragouinage comme vous préférez, vous les bavassez de façon intelligible pour changer.  Ou mieux encore, vous ne dites plus rien vous agissez, je vous l’ai déjà dit. On a du temps à rattraper. Quant aux autres tenez vous le pour dit.

Il marquait chacune de ces phrases de grands gestes secs et rythmés, faisant entrechoquer sa grosse gourmette en argent contre sa montre à chacun d’entre eux. On aurait dit le chef d’une fanfare qui nous faisait marcher au pas cadencé.

C’est clair que pour un premier contact, on savait à quoi s’en tenir.

Dès le début, le chef était constamment derrière nous. Un vrai garde-chiourme aux aguets de la moindre faiblesse, consignant sur un carnet faits et gestes, faiblesses ou rires, maladresses ou lenteurs de chacun d ‘entre-nous. Ceux-ci étaient, nous disait-il, rapportés à qui de droit et étaient surtout prétextes à des brimades, insultes ou parfois justifiaient des réajustements de notre paie.

Les tous premiers jours, les repas que nous prenions en commun étaient encore une joyeuse réunion où chacun y allait avec sa bonne histoire, les accents se mêlaient, les odeurs des casse-croûte se fondaient entre-elles. Ils se changèrent rapidement en soupe à la grimace.

Le mois d’août tirait à sa fin et ils étaient las. Le chef avait accéléré les cadences d’arrivée des bétonnières et les hommes devaient se tenir prêts à recevoir les plaques de béton, les poutrelles, les grilles d’armatures. Tout devait s’enchaîner rapidement. Sitôt le matériel déposé, nous le déchargions le plus rapidement possible, faisions repartir les câbles, et il fallait aussitôt se préparer à recevoir un nouveau colis. D’en haut, on le voyait la gueule écarlate, rouge comme une tomate trop mûre, prête à éclater. Nous l’entendions hurler, s’époumoner, insulter.

Gino, le grutier, fut un des premiers. Le chef lui reprochait son manque d’efficacité.

Oh rital ! Tu crois que je ne te vois pas là haut, ta tête de réjoui au soleil, à mater l’horizon. Fini les ô sole mio dans ta cabine, tu te bouges le cul au lieu de faire l’artiste. Funambule de mes deux. Tu prends de plus en plus ton temps, pour me bouger cette machine. Alors tu feras moins l’ensuqué quand je t’enlèverai deux cents francs sur ta paie.

Gino serrait les dents. Vingt ans de grue. Il encaissait, ses petits yeux ne le regardaient même pas, il pensait à sa femme et ses cinq enfants.

Oui chef ! Excuse-moi chef !

Personne n’osait rien dire.  Nous le regardions remonter dans sa grue, prêt à l’ouvrage, comme il l’avait toujours été.

Puis ce fut le père Antoine, comme on l’appelait tous. Un vrai ch’timi, rougeaud et bon vivant, il ne pouvait pas s’empêcher de nous en sortir une, en catimini, qui nous faisait mourir de rire.

Cette fois là, le chef se tenait dans son dos, et visiblement ça ne l’avait vraiment pas fait rire. On n’entendait plus que le moteur de la grue. Il le toisa.

J’ai un clown dans cette équipe de bras cassés. Alors, écoute un peu Bozo, depuis le début tu me fais chier à te marrer, à te foutre de ma gueule, à mettre le merdier chez les autres. Alors écoute. Ton cas, il est simple, tu perds déjà ta prime et deux cents, et si je t’entends encore d’ici la fin du chantier, t’iras voir si la mer du Nord est plus bleue. Pauvre type !

Il tapait de l’index sur le torse du père Antoine. Celui-ci baissa les yeux, les ferma. Il voyait le regard bleu de sa femme, les joues roses de ses deux enfants dans le pavillon de la banlieue de Valenciennes dont le crédit courait encore sur seize ans.

L’accident arriva une semaine et demi après, le jour de mon départ, à la fin d’un lourd après-midi. Nous étions tous moralement et physiquement éreintés, mais nous nous serrions les coudes. Le retard s’était comblé petit à petit. Nous attaquions l’avant dernier plafond, prêts à couler la chape de ciment sur toute la surface. Les câbles de la grue nous amenaient les dernières poutrelles, prêtes à être décrochées. Chose rare, le chef était parmi nous et nous aidait à la réception. Il manipula seul le colis, détacha un crochet. Il n’eut que le temps de faire un bond sur le côté, pas Mourad. Le plus jeune des deux frères se reçut les sept cents kilos, sur le bas de la jambe, il hurla.

Putain, le con. Je vous avais dit de vous pousser !

Nous dégagions Mourad, le plus rapidement possible. Son frère lui soutenait la tête et lui parlait doucement dans l’oreille. Ils pleuraient. Ce qui restait de la jambe baignait dans une mare de sang.

Je descendis le plus vite possible au préfabriqué. Le chef était déjà là. Et pendant que j’appelais les pompiers, le chef se parlait à voix basse en buvant une bière, le regard absent :

Demain, il faudra mettre les bouchées doubles. Il ne faut plus perdre de temps.

J’étais écœuré.

Les pompiers arrivèrent rapidement et amenèrent le blessé et son frère à l’hôpital Saint-Roch.

Tous les ouvriers étaient consternés et je sentais monter en eux une sourde révolte. Je les ai embrassés comme on embrasse des amis. J’ai pris ma paie et je suis parti.

Une semaine après, je suis allé saluer Mourad à l’hôpital. Sa jambe droite était amputée jusqu’au genou. Sa femme à son côté, ses yeux noirs regardaient le ciel.

2000

Comme souvent en ces dimanches de printemps, je prends mon petit déjeuner sur la terrasse de notre maison avec ma femme Anna. Les deux garçons sont partis se balader en vélo sur les collines.

Nous avons acheté cette villa sur la route d’Aspremont il y a dix ans. Mon entreprise de rénovation a démarré tout doucement dans les années quatre-vingts, et est maintenant en plein essor. Avec mes huit ouvriers, nous nous sommes spécialisés dans la réhabilitation de vieilles bâtisses, bastides, bergeries ou moulins dans le département.

Je finis mon café par petites gorgées. Puis, je m’allonge un moment sur le transat pour feuilleter le journal.

Une macabre découverte

Hier matin, en abattant le plafond d’un appartement de la promenade des Anglais pour la réalisation d’un duplex, les ouvriers ont découvert un cadavre pris dans le béton. La police scientifique a été dépêchée sur les lieux. D’après leurs premiers constats, il s’agirait d’un homme roux de grande taille. Les seuls indices tangibles trouvés sont une montre et une gourmette en argent attachées au poignet gauche. Le mystère reste entier quant aux raisons de sa présence dans ce plafond. Une affaire à suivre.