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Dans le train ——Désirée Boillot

Hou ! Ce qu’on peut changer au cours d’une vie ! Je prends le train à présent. Il n'en a pas été toujours ainsi. Quand j’étais plus jeune, je n'aimais guère la solution du rail. J'optais pour celle de l'air, avec ses nuages, ses souriantes hôtesses… L'âge venant, j'aime mieux rester sur terre. Et puis le train a cet avantage qu'il est parfaitement envisageable, une fois assis, de rêver tout en regardant défiler le paysage. Rêver en effleurant les choses. En se laissant bercer par le rythme du train, en s'abandonnant à la sensation de glisser sur des rails. En ce moment même, je glisse sur des rails. C'est une sensation unique, presque voluptueuse. Dans la voiture 8 de ce TGV qui relie Lyon à Paris, ma vie entière glisse sur des rails. C'est bien la première fois que je me laisse aller à la vitesse, sans éprouver le vague regret qu'engendre la silhouette d’une femme qu’on laisse derrière soi… Le nombre de femmes que j'ai pu laisser sans me retourner ! Elles ne se comptent pas sur les doigts d'une main. Au cours de mes voyages, j'ai bien dû laisser dix-huit femmes derrière moi.

Tout compte fait, en quarante ans d’existence, ce n’est pas beaucoup : aimer dix-huit fois ce n’est pas une preuve d’inconstance ni de manque de sérieux. Loin de là. C'est un témoignage de bonne santé, ni plus ni moins. Je n’ai jamais cessé d’être en bonne santé. C’est un privilège. Combien de passagers de ce compartiment pourraient prétendre jouir comme moi d’une santé de fer ? Certainement pas ma voisine, qui tousse depuis que nous sommes partis. Par petites quintes sèches. Une toux qui ne trompe pas. Je les reconnais entre mille, les fumeurs. Ma main à couper que cette inconnue fait partie du lot des tabagiques. Elle vient de reposer sur la tablette le livre qu'elle tenait. Elle me dérange un peu en toussant comme ça, mais je ne dis rien, je suis stoïque. Je fais comme si de rien n'était, tout en l'observant du coin de l'oeil. Il est clair qu'elle ne ressemble pas aux femmes que j'ai connues. Pas du tout. Elle n’a aucun point commun avec les femmes de ma vie. Il ne me serait jamais venu à l’idée de sortir avec une fum…

- Pourriez-vous tirer le rideau ? La lumière me gêne un peu.
- Bien sûr.

Il ne manquait plus que ça ! La fumeuse veut dormir à présent. Je suis d'une complaisance ! Il reste une bonne heure de trajet, et voilà qu'elle me prive du paysage. C’est gai. C’était bien la peine de demander une place côté fenêtre ! Contrairement à ce que raconte la publicité, tout est loin d'être possible à la SNCF ! On doit subir son voisinage. Vaille que vaille. Elle a fermé les yeux à présent. Quel âge peut-elle bien avoir ? Trente-huit ? Quarante-trois ? Ma main à couper qu’elle rôde autour de la quarantaine. Le plus bel âge. Il n'est pas impossible que nous soyons contemporains. Elle n'est pas mal, finalement. Pas du tout mon genre, mais elle a un certain charme. Un petit côté exotique qui n'est pas pour me déplaire. C’est étrange. Son visage me dit vaguement quelque chose. Je vais l'inviter à boire un café au wagon-restaurant. Tout simplement. Je vais la tirer de son sommeil en toussant. Plusieurs fois. Avec insistance. Chacun son tour, après tout.

Échec sur toute la ligne. Elle s'est retournée de l'autre côté. Charmant. Aimable. Les gens sont incroyables ! Ils vous demandent de tirer le rideau, et ensuite ils vous tournent le dos. Quel sans-gêne. Il ne me reste plus qu'à prendre les grands moyens. Je vais la déranger. Carrément. Elle n'a que ce qu'elle mérite.

- Excusez-moi, je dois me lever…
- Dans ce cas… Pourriez-vous me laisser votre place ?
- Je vous en prie.
- Merci. Ce sera plus simple quand vous reviendrez…

Et moi qui voulais l’inviter à boire un café ! Quel fiasco. Et puis son regard me met mal à l’aise. De quel droit me dévisage-t-elle ainsi ? La terre est peuplée de drôles de gens.

- Je ne voudrais pas vous importuner mais je dois en avoir le cœur net… Vous ne seriez pas Gérard Neuville ?
- Si. Enfin comment se fait-il que vous…
- Dorine… Je jouais Dorine, dans Le Malade imaginaire…
- Attendez, je… Non, je ne vois vraiment pas…
- Lyon, décembre 1982. Le théâtre des Célestins. Après la pièce, tu es venu me voir dans ma loge. Tu m’as emmené dîner en face de la mairie… Il faisait un froid terrible cette année-là, les rues étaient gelées… On a passé quelques jours ensemble avant que tu ne disparaisses… J’avais les cheveux longs à l’époque. Tu ne te souviens pas ?
- …

Bien sûr que je me souviens. La vie est incroyable. La retrouver comme ça, dans un train. Sonia.

… La première femme que j'ai laissée derrière moi.

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