Journaux
Jean-Jacques Nuel

Florence et Henri s'étaient connus sur les bancs de l'amphithéâtre de la Faculté des lettres ; une passion commune pour la littérature les rapprocha. Ils achevèrent de se séduire par de belles lettres d'amour croisées. Chaque jour, Henri écrivait une lettre qu'il envoyait à Florence ; chaque jour, Florence écrivait une lettre qu'elle envoyait à Henri. Cet échange épistolaire dura jusqu'à ce qu'ils décident de vivre ensemble. Dès lors, demeurant à la même adresse, ils cessèrent toute correspondance.

Mais, chacun de son côté, chacun dans son bureau, ils continuaient d'écrire. Tous deux écrivaient depuis longtemps avant leur rencontre, elle depuis l'enfance, lui depuis l'adolescence. Ils étaient devenus des graphomanes, noircissant du papier à toute heure, incapables de renoncer à leur manie. Henri et Florence tenaient un journal intime, chacun pour soi, jalousement - où ils livraient tout d'eux-mêmes, leurs rêves secrets, leurs pensées extrêmes, à l'abri des regards, sans pudeur ni censure. Au début de leur vie commune, ils se l'étaient avoué, avant de convenir ensemble de s'interdire de lire le cahier ou le carnet de l'autre. Au nom de leur amour, ils jurèrent de ne pas en violer la confidentialité. Ils parvinrent à respecter leur engagement l'espace d'une petite semaine. Ce fut difficile de résister à l'envie d'entrer dans le bureau voisin, d'ouvrir le tiroir, d'ouvrir le cahier défendu... Puis, le même jour, l'un après l'autre, Henri profitant de l'absence momentanée de Florence, Florence profitant de l'absence momentanée d'Henri, ils se trahirent réciproquement.

A compter de ce jour, ils n'arrêtèrent plus de rompre le pacte. La femme écrivait secrètement un journal que l'homme lisait en cachette. L'homme écrivait secrètement un journal que la femme lisait en cachette. Ils avaient fini par s'en apercevoir en même temps, à certains signes évidents, car après une ou deux semaines ils ne prenaient plus la précaution de dissimuler les traces de leur passage, négligeant de remettre le cahier à sa place exacte ou laissant parfois le tiroir ouvert ; fautifs au même degré, ils se gardaient de se le reprocher, allant jusqu'à faire semblant de l'ignorer. Ils continuèrent comme si rien n'était.

Ces journaux avaient remplacé la correspondance amoureuse. Les deux amants se donnaient de leurs nouvelles. Chacun rédigeait désormais son journal intime à l'intention de l'autre, en poussant parfois le jeu jusqu'à feindre de se cacher maladroitement, ostensiblement, pour aiguiser la curiosité de son partenaire. Dans leurs cahiers respectifs, il n'était question que de l'être aimé, unique objet de leurs pensées, unique sujet de leur écriture. Leur relation quotidienne, leurs joies communes, leurs tensions, leurs reproches, leurs déceptions, leurs espoirs. Ils découvraient, parfois avec surprise, ce dont ils ne parlaient jamais entre eux.

En parcourant les pages écrites par Florence, Henri avait pu lire ce qu'elle attendait de lui, et il avait tenté de se conformer à l'image idéale de l'amant qu'elle se formait pour l'entretenir dans son amour. Il se montra attentif à lui accorder ces égards, ces attentions, tous ces petits gestes auxquels elle accordait tant d'importance. Il se montra jaloux quand elle évoqua en quelques lignes le souvenir d'un ancien amant. Puis, sachant qu'elle savait qu'il feuilletait son journal, il se demanda si elle ne l'avait pas écrit à dessein pour l'inciter à adopter cette attitude ; croyant d'abord diriger les opérations, il commençait à craindre d'être manœuvré. Florence, en lisant le carnet d'Henri, avait pensé exactement les mêmes choses.

Ces pages contenaient peut-être la vérité, elles pouvaient aussi sûrement contenir le mensonge, ou un mélange des deux, dans des proportions indiscernables. Quelle était la part du stratagème et celle de la sincérité ? Les deux amants avaient perdu tout repère ; la vérité et la sincérité devenaient suspects, le mensonge et le stratagème avaient l'air plus vrais que nature. On ne pouvait plus en démêler les fils. Henri et Florence avaient monté jour après jour ce piège dont ils ne savaient plus se défaire. Leur relation sombrait dans un vertige qui faisait évoluer leur vie dans le doute, dans une galerie de glaces aux reflets infinis, dont nul ne trouvait plus l'issue.