Lettre à Célia
Pierre Ernoult

Chère Célia,

Je suis rentrée de l'hôpital hier. Aujourd'hui, c'est au tour des enfants de rentrer de vacances. Ils jouent dans la cour de récréation de l'école contiguë à l'immeuble. Je n'ai pas encore le courage de les regarder à travers la fenêtre. Les entendre me suffit pour savoir qu'ils sont là, que la vie continue. Leurs cris et leurs pleurs me donnent envie de revoir du monde. Je n'en ai pourtant pas encore la force. Mes seuls visiteurs sont pour l'instant les moineaux. Ils chantent parce qu'il fait beau. Ça me plaît. Je suis bien ici, seule. Je me repose.

À l'hôpital, on m'a laissé partir dès que l'on m'a vu reprendre le dessus. Je dois aller voir le psychiatre demain, et ce, une fois par semaine. Cela durera sans doute quelques mois. Ma situation ne peut que s'améliorer, tu sauras pourquoi à la fin de cette lettre.

Je sais que beaucoup ont été atterrés par ce que j'ai fait il y a cinq mois. La presse s'en est mêlée, mes parents ont été déshonorés. Je crois que ma mère pleure encore. Elle ne m'en veut pas, mais elle ne me comprend pas. Je lui fais peur, elle a honte. J'irai la voir dans quelques jours.

Toi qui es mon amie, tu peux me comprendre ou tu dois le faire. Ne me rejette pas, car j'ai besoin de toi. J'ai besoin de retrouver le monde tel qu'il est, avec des gens normaux qui ont leurs soucis quotidiens. Tu pourras m'aider à faire face, à retrouver une place dans la société.

Tu le vois dans ce courrier, j'ai besoin de parler. J'ai aussi besoin d'être sûre que l'on m'écoute, que l'on me juge et que l'on me condamne si on le croit bon. Je ne suis pas folle, j'ai juste beaucoup aimé.

J'ai connu Steven dans ce centre sportif où nous allions au début toutes les deux. Il était si beau, j'en suis devenue amoureuse éperdue. J'ai mis un an à pouvoir lui parler. Un an d'efforts pour l'aborder naturellement, pour plaisanter avec lui. Pourtant, tous mes gestes étaient calculés, tous mes mots étaient pesés. J'évitais de rester trop longtemps près de lui de peur qu'il ne se lasse. J'ai mis un an d'espoir, et surtout de désespoirs, à l'amener à s'intéresser à moi. Chacune de ses réactions m'importait. Personne ne sait combien j'ai souffert lorsqu'il m'abandonnait d'un coup pour saluer l'un de ses amis mannequins. Il m'oubliait là, ainsi que tout ce que je lui avais dit.

Comprends mes soirées solitaires à penser à lui. J'inventais chaque jour de nouvelles histoires à lui raconter. J'essayais de les renouveler autour de ses seuls sujets de conversation. Ils se limitaient au sport, à son métier et aux superbes filles dont, tu le sais, je ne fais pas partie.

Un an après sa venue en France, il ne parlait pas encore un mot de français. Tout dans sa vie était conçu pour lui épargner cet effort. C'est en m'improvisant son professeur que mes contacts avec lui sont devenus suivis. Il a dû apprécier que l'on veuille s'occuper de lui. Après tout, ils adorent tous être admirés.

Lorsqu'il fut évident qu'il souhaitait coucher avec moi, tous mes espoirs et rêves se sont d'un coup réalisés. Moi, la petite Française, celle que la Presse a appelée la midinette, j'allais pouvoir coucher avec un dieu. Sans être belle, ni intelligente, sans être cultivée, ni spirituelle, j'avais réussi à l'entraîner dans mon lit. J'allais lui offrir ce que j'espérais être sa plus belle nuit d'amour. Je crois sincèrement qu'il a apprécié tout le temps qu'il a passé avec moi.

J'ai senti sa peau douce et ferme m'entourer tendrement. J'ai senti son corps à la musculature puissante prendre position sur moi. J'ai caressé de mes lèvres sa nuque. Elle était recouverte d'un fin duvet, témoin de l'enfant qu'il était encore. Ma langue léchait les gouttes de transpiration qui sourdaient de ses dorsaux. Elles avaient une odeur délicatement virile. Ses fesses, lisses, fermes et musclées sous mes mains, suffisaient à elles seules à occuper mes fantasmes. Ses mouvements étaient réguliers, secs et doux à la fois. Steven me faisait l'amour.

J'ai pensé à ce moment à la mort. Peut-être était-ce l'intuition féminine. Je savais qu'il ne pouvait pas y avoir de suite à cette rencontre. J'atteignais le summum du bonheur, il n'y aurait après qu'une chute brutale. Les mannequins sont des gens du voyage, ce serait peu de dire qu'ils ont une fille dans chaque ville. Le bonheur vient souvent d'un accomplissement. C'est lorsqu'il est atteint qu'il est temps de partir. J'aurais voulu mourir dans ses bras, formidablement heureuse.

Steven est mort dans mes bras, heureux certainement. Cela s'est passé doucement, juste après l'orgasme, au moment où il se relâchait. Je ne l'ai moi-même pas su tout de suite.

Lorsque je l'ai su, son corps pesait encore sur le mien. Je ne me suis pas affolée. J'ai agi de façon calme, consciente et étrangement lucide. Ma situation sortait déjà tant de l'ordinaire. Steven est mort d'une crise cardiaque chez moi. J'ai eu à ce moment le sentiment que son corps m'appartenait totalement. Je me suis dégagée et l'ai retourné. Ses muscles étaient trempés de sueur. Il reposait avec un sourire d'enfant épanoui. Il était plus beau que jamais.

Je n'ai pas appelé la police, cela me semblait trop sordide. Je ne voulais pas que des policiers violent notre intimité et brisent un rêve que je vivais encore profondément. Je m'étais tant battue pour qu'il devienne réalité.

J'ai nettoyé son corps et je l'ai laissé nu sur mon lit. Je suis restée là, à l'admirer et à le veiller chaque jour. J'attendais simplement le premier signe concret qui marquerait la fin de cet enchantement. Alors, j'ai appelé un médecin.

La lumière sur le monde extérieur m'est revenue à ce moment. On le recherchait partout et je n'avais pas voulu y songer. J'ai compris que mon acte ne relevait pas d'une très grande force de caractère. C'est pourquoi j'ai accepté avec une certaine sérénité l'internement que l'on m'imposait. Je ne souffrais pourtant pas de folie mais de passion. Je crois aujourd'hui que l'une est bien proche de l'autre.

À l'hôpital, j'ai eu beaucoup de temps. J'ai pensé à sa mort. Il est injuste de mourir si jeune. C'est inacceptable lorsqu'on est si beau. J'ai aussi pensé à Dieu. Peut-être le voulait-il au paradis à la fleur de l'âge. Cela m'a beaucoup réconfortée. Pouvoir le revoir plus tard dans cette même aura de gloire m'a illuminé le cœur et l'esprit. Cela suffisait à masquer l'univers suintant d'angoisse de l'asile. J'ai quitté le monde de mes contemporains pendant cinq mois.

Les journaux ont eu raison de parler d'un amour démentiel. Mais ils n'ont pas vu mon aventure avec mon regard. Ils n'ont rien su de la douceur et de la sérénité qui ont inspiré ces heures. Surtout, ne crois pas cet hebdomadaire qui a déclaré que j'avais pris des photos de Steven sur mon lit. Elles ont été prises après, par la police. Je ne suis pas la femme qu'ils ont voulu présenter, froide et perverse, idéale héroïne des faits divers. Je te le dis, ces affaires peuvent être sordides.

J'ai attendu pour en être sûre. Lorsque je le fus, j'ai décidé d'arrêter cette vie de recluse à l'hôpital. Tu es la première à le savoir par cette lettre. J'attends un enfant de lui. Il est bien de lui, je n'avais pas fait l'amour depuis des années.

Maintenant, ce sont les cris et les pleurs des enfants de l'école maternelle qui bercent mon cœur. Demain, je les regarderai par la fenêtre. J'en aurai le courage et la vie reprendra alors complètement. Mon enfant ne vivra pas dans un univers morbide. Sa vie prendra la place du souvenir. Je lui donnerai un père.

Je te verrai dimanche, si tu le veux, à la terrasse du café. Pardonne-moi.