La Muraille de Cannes
Couper la fiction
Il faudra peut-être un jour donner un autre nom à celui qui regarde les films, tant d’entre eux réclamant ces temps-ci au spectateur de veiller ses ombres plutôt que d’être manipulé par elles. Il fallait un jeune cinéaste philippin indifférent aux estampilles « art » ou « cinéma » pour le souhaiter clairement. Now Showing suit dix ans dans la vie de la jeune Rita, depuis son enfance dans une maison de Manille jusqu’à une grossesse involontaire qui provoque sa fuite. Dix ans ne peuvent être concentrés dans moins de quatre heures, disait Raya Martin pour expliquer la longueur de son film - dix minutes de plus que Che. Étant donné que le montage final, en réduisant le film de moitié, avait laissé de côté la fiction d’un père tôt décédé, on lui a demandé s’il ne pensait pas que les deux premières heures du film, à l’allure de home-movie en vidéo analogique, n’étaient pas des archives familiales fictives filmées par ce père. Martin répondit que cette explication lui convenait, mais qu’il préférait y voir l’oeil d’un dieu gardant la jeune fille et guidant ses pas, lui intimant certaines actions et se contentant parfois de la regarder s’endormir, faire ses devoirs, rêvasser, fêter son anniversaire.
Nommée d’après Hayworth, Rita est une simple jeune fille : on peine à lui trouver quoi que ce soit d’une star, à peine un air de Lolita. Entre Hayworth et Rita, comme entre l’enfant et l’adolescente qu’elle devient, fiction et documentaire ne cessent de reconsidérer leur distance. Le cinéma peut être cette lune filmée dans un cimetière qui devient, par la correspondance d’un raccord, le halo de lumière d’une lampe torche dans lequel bruissent des fantômes. Mais il peut aussi être simplement un magasin de DVD piratés, un quartier connu pour avoir abrité des tournages, un environnement avec lequel un personnage interagit.
L’image n’est, elle, ni du côté de la fiction, ni du côté du documentaire. Elle est aussi bien là lorsque Rita se blesse en jouant que lorsqu’elle s’amuse à avoir peur en écoutant un terrifiant récit à la radio. Elle assiste à tous les jeux et à toutes les fictions ; elle offre à un personnage son écoute, et à un peuple la possibilité d’offrir davantage que sa réalité, les fictions avec lesquelles elle vit.